La bande à Charlie



« Ce qui fait la force de la connerie, c'est l'éloquence des cons. Les personnages de Wolinski ciselèrent leurs phrases comme des orateurs de la majorité. Au point, je te l'ai dit, le Roi des cons a eu maille à partir avec les rois de la critique. Les rhéteurs ne supportaient pas l'ironie de Socrate, les Jésuites n'encaissaient pas celle de Pascal, les dévots ne pouvaient pas piffer celle de Molière, les rois de la critique de gauche, qui sont un peu rhéteurs, un peu jésuites et passablement dévots, ont infligé un blâme à celle de Wolinski. A les entendre, le fascisme serait trop dangereux pour qu'on puisse en rire. Je pense très humblement le contraire. Je pense que si les Allemands ou les Russes s'étaient fendu la gueule comme un seul homme devant Hitler ou devant Staline, ils seraient morts de rire au lieu de crever pour le Führer ou le parti. Bien qu'il ait une tendance très cavanienne à voir des cons partout, Wolinski a été désagréablement surpris d'en trouver là où il ne s'attendait pas à en rencontrer. Heureusement, il lui reste, comme à tous ceux de la bande, la scatologie, l'obscénité et la poésie. Une des plus charmantes couvertures représente une nana, langue à l'air, nénés au vent, cuisses entrebâillées, qui dit: « C'est le printemps, bande de cons! ». Le printemps est le seul grand de ce monde que la bande de Charlie prenne au sérieux.


Un jour, Cocteau m'a dit: « Charlie-Hebdo est pareil à un arbre qui plonge ses racines dans les cloaques mais qui porte des fleurs magnifiques à la cime ». J'ai fermé les yeux, j'ai porté à mes narines l'exemplaire que je tenais à la main, et j'ai senti comme une odeur de roses.


C'était le chapitre intitulé: « ce ne sont pas leurs épines qui caractérisent Charlie-Hebdo, Charlie-Mensuel et Hara-Kiri, c'est leur parfum ». J'espèce que ce beau livre te l'a fait respirer ». (excipit du livre de Jean Egen, La Bande à Charlie, Stock, 1976).

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Ce texte est la dernière page d'un ouvrage que mon oncle avait consacré à la bande de Charlie-Hebdo. C'était en 1976, sous Giscard. Cavanna tenait le manche, avec le professeur Choron, Delfeil de Ton, Fournier, Gébé, Reiser et Willem, mais les dessins de Cabu et de Wolinski bourgeonnaient déjà dans les branches de l'arbre.


Aujourd'hui, 7 janvier 2014, l'arbre imaginé par Cocteau a été abattu, décapité par la hache de l'intégrisme religieux.


Par-delà les hommages et les rassemblements que les circonstances imposent, et auxquels on s'associe bien volontiers, on ne saura vraiment si les rhizomes de Charlie-Hebdo ont des repousses que si le journal satirique renaît tel un phénix.


Ce jour-là on saura enfin si le bruit de la kalachnikov ne couvre pas les éclats de rire.


Ce serait comme un printemps!


Roland Egensperger

mercredi 7 janvier 2014



Au paradis, la bande à Charlie vient de rencontrer Voltaire.


Voltaire, " De l'horrible danger de la caricature " (1765-2015)


Nous Joussouf-Chéribibi, calife de Rossoul, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.


Comme ainsi soit que Saïd Effendi, ci-devant ambassadeur du Sublime-Cloporte vers un petit État nommé Frankrom, situé entre l'Espagne et l'Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de la caricature. Ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les iconoclastes de la ville impériale de Rossoul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l'esprit, il nous a semblé bon de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de la caricature, pour les causes ci-dessous énoncées:

  1. Cette facilité de communiquer ses pensées tend évidemment à dissiper l'ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

  2. Il arriverait à la fin que nous aurions des icônes dessinées dégagées du seul et véritable merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité. On aurait dans ces torchons de papier coloré l'imprudence de rendre justice aux actions tolérantes et intolérantes, et de recommander l'équité et l'amour de la vérité, ce qui est visiblement contraire aux droits de notre place.

  3. Il se pourrait, dans la suite des temps, que de misérables dessinateurs mécréants, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d'éclairer les hommes, viendraient lever le voile des vertus dangereuses dont le peuple ne doit jamais avoir de connaissance.

  4. Il arriverait sans doute qu'à force de lire les dites caricatures qui ont traité des maladies telles le racisme, l'injustice et l'obscurantisme et de la manière de les prévenir, nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence.

A ces causes et autres, pour l'édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucune publication sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s'instruire, nous défendons aux pères et mères d'enseigner à lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, ou lu quelque dessin humoristique, desquels on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Cloporte.


Et pour empêcher qu'il n'entre quelque pensée en contrebande dans la sacrée ville impériale, commettons spécialement Kah Lach', premier médecin de Sa Hautesse, né dans un marais nauséabond de l'Occident septentrional; lequel médecin, ayant déjà tué quatorze personnes augustes de la famille charlitanesque et caricaturante, est intéressé plus que personne à prévenir toute introduction de connaissances dans le pays; lui donnons pouvoir, par ces présentes, de faire saisir toute idée et toute caricature qui se présenterait par écrit ou de bouche aux portes de la ville, et nous amener ladite idée ou caricature pieds et poings liés, pour lui être infligé par nous tel châtiment qu'il nous plaira.


Donné dans notre palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l'an 1143 de l'hégire. RoEg



© cfnt, Collège Français de Nha Trang