Le masque et la plume,
ou l’épidémie s’abat sur un texte littéraire


Alerte! Alerte! Le covicille s’attaque aux textes littéraires en bonne santé. Voici comment il s’en est pris à l’un de nos anciens les plus sacrés; voici un texte centenaire et qui pourtant se porte encore bien sur ses jambes calligraphiques:


« Longtemps je me suis couché de bonne heure, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: « je m’endors ». Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais encore dans mes mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. […] » Marcel Proust, 1913.


Depuis lors, ce texte a subi une agression innommable; l’avait-on trop lu? les critiques l’avaient-ils trop approché, manipulé, décortiqué? les professeurs l’avaient-il trop partagé avec leurs élèves, ou bien avait-il été victime de mauvais traitements de textes qui, par correction automatique interposée, avaient transcrit « la chair est triste et j’ai lu tous les livres » de Mallarmé en « la viande est avariée et … », ou bien encore, un complot sinistre s’employait-il à détruire le vieux fonds littéraire ancestral? ou encore, enfin, l’asthme endémique de Marcel avait-il contaminé i’oeuvre entière?


Voici ce qu’il advint:


a) d’abord une sorte de congestion grippale a engorgé les interstices lexicaux; légende © = virus du covicille


« Longtemps © je me suis couché © de bonne heure , à peine ma bougie éteinte, © mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas © le temps de me dire: « je m’endors ». Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil © m’éveillait; je voulais © poser le volume que je croyais encore dans mes mains et souffler ma lumière; ©. […] » Marcel Proust, 1913.


b) puis les substantifs eux-mêmes furent atteints, le mal pénétrait au coeur même des termes: Ainsi:


« Long©temps je me suis cou©ché de bonne heure, à peine ma boug©ie éteinte, mes yeux se ferm©aient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: « je m’en©dors ». Et, une demi-heure après, la pen©sée qu’il était temps de cher©cher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je cro©yais encore dans mes mains et sou©ffler ma lumière; … »


Que faire? aucune médication n’était disponible, fallait-il mettre ce texte sous oxygène ?

- le souligner ?

« Long©temps je me suis cou©ché de bonne heure »

- le pencher sur le côté en le mettant en italiques ?

« Long©temps je me suis cou©ché de bonne heure »

- lui appliquer un traitement capital?

« LONG©TEMPS JE ME SUIS COU©CHÉ DE BONNE HEURE »

- lui graisser le corps, malgré l’excès pondéral des phrases ?

« Long©temps je me suis cou©ché de bonne heure »

- ou alors, comme du temps des médecins de Molière, le saigner et le purger de ses adverbes, de ses pronoms, de ses adjectifs et de … ?

« je suis cou©ché de heure boug©ie, yeux ferm©aient que je n’avais pas le temps de dire: « je en©dors ».

- ou encore lui mettre un masque et un tuba, le mettre sous oxygène?


Rien n’y fit, rien de tout cela ne vint à bout de l’infection virale du substrat syntaxique et lexical. Bien au contraire, un orage d’anticorps parcourut le coeur verbal de la texture, ainsi: légende: ◊ = anticorps


« Long©temps je me suis ◊◊◊©◊◊◊ de bonne heure, à peine ma boug©ie ◊◊◊◊◊◊, mes yeux se ◊◊◊©◊◊◊ si vite que je n’◊◊◊◊◊ pas le temps de me ◊◊◊◊: « je m’◊◊©◊◊◊ ».


En fin de compte, le cas s’avéra désespéré: bientôt le reste de la substance fut affectée et le texte ne survécut que dans la fidèle mémoire des lecteurs invétérés de Proust.


En raison de quoi, la Haute Autorité de la Santé Littéraire (HASL) décida de fermer les librairies tout comme les bibliothèques et de faire porter un masque aux textes conscients et même ceux, inconscients du danger qu’ils font courir aux autres textes; honte aux textes qui s’aventurent à l’air libre sans se soucier de la contamination endémique et sans attestation dérogatoire à toute promenade littéraire!


Voici comment masquer réglementairement le texte proustien:


« Longtemps je me suis couché de bonne heure, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite [ - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ø - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - ] il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. […] » Marcel Proust, 1913.


Et c’est ainsi que la littérature fut sauvée.


Roland Egensperger,
3 décembre 2020




© cfnt, Collège Français de Nha Trang