Un dimanche de Pâques dans le Florival



Eugène Egensperger (1893-1957), mon grand-père, était le modeste chef d’orchestre d’une fanfare paroissiale de la ville de Guebwiller. Je rapporte le souvenir d’un dimanche de Pâques des années 1950.


C’est le jour de Pâques qui mobilisait le plus mon grand père et les musiciens à vent de sa fanfare. Pendant toute la semaine sainte, ils s’entraînaient à « son couvert » dans les coulisses de la salle de spectacle de la paroisse Notre-Dame. 

Et le vendredi-saint, tout se taisait. Je sus à ce moment là ce que voulait dire: un silence de mort. Ce jour anniversaire de la mort du Christ sur la croix m’étonnait toujours, car il était variable comme le jour de Pâques, comme si des autorités lointaines, sans doute en résidence à Rome, attendaient un signe du Ciel pour dire à la chrétienté: ça y est, on peut y aller, comme pour le départd’une étape du Tour de France. 

Ce jour du vendredi-saint rendait les repas du carême plusmaigres que d’habitude -même le poisson traditionnel du vendredi était banni de nos assiettes -, il éteignait les radios, les électrophones, seules les Passions diffusées sur les stations de radios allemandes semblaient permises, celles de Bach particulièrement, et parfois le rythme sautillant des choeurs laissaient penser que les choristes étaient atteints de la danse de St Gui, alors que le récitatif pesant et répétitif nous plongeait à nouveau dans la lamentation. En ville, les protestants fermaient boutique et se retrouvaient au temple, un couvre-feu religieux s’était étendu sur la ville. Les gamins scrutaient les clochers des églises pour savoir si les cloches étaient vraiment parties vers la ville sainte, car elles aussi étaient réduites au silence. Les enfants ne jouaient plus aux billes dans les rigoles des trottoirs, même le rémouleur était absent, et son appel ne remontait plus le long des façades. Dans les jardins, les fleurs à peine écloses du printemps n’obtenaient plus des passants ni parole d’encouragement ni même un arrêt pour leur dire combien elles étaient belles et comme elles sentaient bon. Ce jour là, on avait gelé le printemps, mais il me semblait que la nature s’en moquait bien, les bourgeons continuaient à éclater leur peau protectrice et dépliaient les fleurs futures. C’est qui ce bon dieu qui veut faire la loi jusque dans la sève des arbres? 

Puis vint le dimanche de Pâques. Le soleil d’avril pointait son nez rougi au-dessus de la Forêt noire, une légère brise baignait la vallée de Guebwiller. Cette année-là, mon père m’emmena très tôt rue des chanoines, au cercle paroissial de l’Eglise Notre-Dame, car mon grand père m’avait invité à accompagner son orchestre vers la colline de l’Oberlinger. Curieux, car les bedaines qu’affichaient les instrumentistes ne les rangeaient pas du côté des adeptes du Club Vosgien. Le grand-père Chéni (Eugène) m’expliqua: 

- Vois-tu, fiston, l’entrée de la vallée de Guebwiller se divise en deux, quand tu viens de la plaine, à droite tu découvres le vignoble, les ceps de vigne sont plantés sur les terrasses en pente raide et profitent du soleil du sud; à gauche une colline un peu moins haute est recouverte de forêts et tout en haut, il y a un point de vue splendide qui donne sur la vallée mais aussi sur la plaine d’Alsace. 

- Je connais tout cela, je me promène par là avec mes copains. Mais pourquoi tu me racontes tout cela? 

- C’est que le jour de Pâques, il se passe des choses particulières et tu vas y participer. 

- Ah bon? et c’est quoi? j’espère que c’est plus rigolo que le vendredi-saint. 

- Voilà! La ville est divisée en deux paroisses, celle du haut, c’est la paroisse St Léger, celle du bas c’est la paroisse Notre-Dame. 

- C’est vrai et parfois les voyous du haut bataillent avec les garnements du bas … mais je n’en fais pas partie … euh!. 

- J’en apprends de bien belles, mais il ne s’agit pas de cela aujourd’hui. Chaque paroisse dispose d’une petite fanfare de cuivres et pour une fois, les deux formations vont pouvoir jouer ensemble … mais à distance. 

- Mais comment vont-elles faire? 

- La fanfare de St-Léger va monter au nez de Soultz par le chemin qui passe par le lycée, le cimetière militaire, et nous, nous allons grimper de l’autre côté de la vallée, jusqu’à l’Oberlinger. Et, à neuf heure précise, nous allons jouer de la musique jusqu’à ce que les cloches des deux églises se mettent à sonner, eh oui! le jour de Pâques, c’est bien connu, elles reviennent de Rome. 

- Quel programme ! Mais, Papy, à Guebwiller, il y a trois églises, tu as oublié celle du milieu. 

- Tu as raison, mais ce n‘est plus une église, c’est le cloître des Dominicains, c’est une annexe de l’hôpital pour partie, et la nef est vide; le jour du marché du vendredi qui se tient tout près, sur la place de la Liberté, elle abrite les étals de viande, de charcuterie, de fromages et de poissons … 

- C’est curieux de traiter une église ainsi … Bon! Je suis impatient de partir avec vous! 

- Toi, tu vas nous aider à porter des partitions, … n’oublie pas les pinces à linge pour fixer les partitions sur nos instruments. Car là-haut, une bourrasque peut tout emporter. 

- Tu crois vraiment que les gens vont nous entendre en ville? 

- Chaque jour de Pâques, on reprend cette tradition et les gens de la ville ouvrent les fenêtres ou sortent dans la rue pour nous entendre. Et tu vois, les collines de part et d’autre sont une sorte de caisse de résonance. Allez! en route.

La petite compagnie sortit du cercle paroissial, descendit jusqu’à l’église Notre-Dame où le curé sortit pour bénir les musiciens, on obliqua vers la gare en passant devant l’hôtel de l’Ange. Sur le quai de la gare, de nombreux randonneurs avaient posé leur rucksack (sac à dos) à même le sol et attendaient le train à destination de Lautenbach, afin de marcher ensuite vers le Lac de la Lauch, le Markstein ou le Petit Ballon dont les sommets étaient encore enneigés. La clique de mon grand-père improvisa alors un petit concert sur le quai de la gare jusqu’à l’arrivée de la locomotive à vapeur. Quand le train venant de Bollwiller arriva en gare, la vapeur noya les musiciens et les applaudissements; l’halètement sourd de la machine eut raison des vocalises musicales. Une fois franchies la rivière Lauch ainsi que la ligne de chemin de fer, on attaqua le vignoble, la pente devint raide, et le souffle des musiciens fut mis à rude épreuve. Le chemin zigzaguait au milieu des terrasses du vignoble Schlumberger, il fallut aménager des pauses et jamais je ne sus ce que contenaient les gourdes des musiciens. 

La colline de l’Oberlinger se présente comme une figure aveugle dirigée vers la plaine; les rides sont formées par les rangées horizontales des plants de vignes; la bouche, c’est la rivière, et la moustache, la ligne de chemin de fer. Et nous, nous étions enfin parvenus au sommet du front, là où naît la chevelure de la forêt. Des acacias y formaient une couronne de fleurs. 

Une petite esplanade parsemée de quelques bancs offrait au promeneur un magnifique panorama sur la ville, la vallée et la plaine d’Alsace. 

Les musiciens prirent un peu de repos, puis s’occupèrent de leurs instruments; en soufflant dans leur anche, la température du cuivre montait à un degré suffisant pour produire des sons stables; ils vérifièrent la course des pistons, puis ce fut l’heure de se rassembler face à la vallée et de jouer.

La mélodie de la fanfare prit son envol et se diffusa dans l’air printanier de ce matin de Pâques et, peu après, une autre mélodie nous parvint d’un autre balcon, celui du nez de Soultz, où la fanfare de St Léger faisait donner ses cuivres. C’était comme une conversation musicale. Les mélodies se répondaient comme en écho, de part et d’autre de la vallée, se rapprochant ou s’éloignant au rythme du vent, comme des nuées de moineaux, changeant de direction sans crier gare.

La fameuse scène du balcon s’inversait: l’aubade tardive se faisait depuis les balcons, et la belle était allongée, indolente et endormie dans le lit de la rivière de la vallée. Mais depuis là-haut je pouvais apercevoir les fenêtres ouvertes des quartiers de la ville, et, par bribes sonores, des applaudissements montaient jusqu’à nous. Sur les places des églises, la population s’était regroupée. De marches en polkas, le concert dura bien vingt minutes, jusqu’à ce que les cloches se mirent à sonner peu à peu, puis à toute volée, couvrant de leur puissance les ultimes morceaux des fanfares. 

C’était un enchantement. Tout paraissait revivre, surtout après le terrible hiver que nous avions enduré. L’aubade avait réveillé en douceur la belle endormie et les mélodies des fanfares gardent une trace dans ma mémoire, comme un épisode rare d’une époquesans doute disparue à jamais.


Baziège, le 20 mars 2021
Roland Egensperger



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